etant un regard blasé à l’énorme vache qui éparpille sans ménagement une montagne de petites pièces moites sur le comptoir, Ezekiel ravale tant bien que mal son envie grandissante de proférer une salve d'insultes bien senties. Zeke, c’est pourtant pas le genre de types qu’on agace facilement, et encore moins le genre à se moquer intérieurement du physique des gens. Mais il a passé une matinée de travail particulièrement merdique, et cette bonne femme avec ses six paquets de donuts et ses coupons de réduction périmés est probablement la cerise sur le gâteau – ou du moins, c’est ce qu’il s’imagine encore, naïf comme il est.  Mais il prend sur lui – sa pause est dans cinq minutes, après tout, et il pourra bientôt soulager son ventre qui crie famine - et commence docilement à compter les centimes. Il n’y a pas le compte, évidemment, alors il profite du temps que mettent les doigts boudinés de sa cliente à remuer le fond de son portefeuille pour tendre le petit écriteau « caisse fermée » à la jeune femme qui attend patiemment son tour derrière elle. « Excusez-moi, est-ce que vous pourriez le poser en bout de caisse ? » Leurs regards se croisent, et Zeke pince les lèvres, visiblement en proie à une réalisation soudaine. Cette longue chevelure auburn, ces grands yeux marron, ce port altier, il les a vus récemment – trop récemment, pour tout dire. Mademoiselle King, stagiaire à qui on avait confié la garde du compte en banque de Blackburn, comme si son découvert était tellement catastrophique qu’il en était devenu un cas d’école. On lui demandait à elle, la jeune héritière qui n’avait probablement jamais eu à s'inquiéter ne serait-ce qu’une fois dans sa vie de savoir si sa carte bancaire allait passer ou pas, de lui donner des conseils à lui, qui était littéralement parti de rien et qui galérait depuis dix ans malgré les jobs ingrats qu’il cumulait. Il sait bien que c’est la façon dont tourne le monde, Zeke, il sait bien qu’on n’y peut rien – mais c’est définitivement le genre d’ironies dont il a du mal à s’amuser.

Il détourne les yeux, occupé à recompter les nouvelles pièces recouvertes de miettes que la bonne femme aux donuts lui a fourré dans la main, et il se dit qu’avec un peu de chance, King fera semblant de ne pas l’avoir reconnu. Il scannera ses articles, elle paiera, et ils pourront tous les deux retourner à leurs occupations comme si rien n’était jamais arrivé. Ouais, ça va bien se passer, Zeke, respire. Il arrache le ticket de caisse de la vache, lui souhaite une agréable journée sans en penser un traitre mot, et se tourne enfin vers sa nouvelle cliente. « Bonjour ! » Son fidèle sourire Colgate apparaît par automatisme, preuve qu'il fait sans doute ce boulot depuis trop longtemps. Il scanne un premier article, tandis que sa bouche prononce toute seule la phrase qu'il a probablement répétée le plus souvent de son existence toute entière. « Est-ce que vous avez la carte fidélité? »

egarder une grosse dame payer en petite monnaie et avec des coupons réductions fut le summum de la journée de Lorraine. Elle leva plusieurs fois les yeux en l'air totalement excédée, poussant parfois quelques soupirs espérant que la grosse dame se décide à payer vite fait. Pourquoi avait-elle décidé de venir dans une supérette de quartier déjà ? Elle avait bien une femme de ménage pour faire les courses, mais la journée avait été tellement difficile qui lui fallait un petit remontant. Lorraine avait croulé sous les dossiers et par les nombreuses photocopies qu'on lui avait demandées. Ses collègues s'amuser souvent à voir son taux de résistance, sa motivation, ils se moquer ouvertement d'elle, mais tout cela importait peu à la jeune femme. Elle savait que bientôt, ils seraient sous ses ordres. Cette pensée lui fit montrer son plus grand sourire au caissier quand il lui tendit le petit écriteau « caisse fermée », celui-ci s'effaçait rapidement, elle le reconnut tout de suite. Elle prit la pancarte et la plaçait à l'endroit indiqué. Dans d'autres circonstances, elle n'aurait peut-être pas accepté. Mais il lui faisait un peu de la peine, devoir rester calme avec de tels clients. C'était un peu aussi le lot quotidien de la jeune femme. Blackburn, son nom lui revenait, une barbe mal taillée, des cheveux bruns en bataille et une posture affalée, c'était bien lui. Elle esquissa un petit sourire, la dernière fois qu'ils s'étaient vu, le rendez-vous n'avait pas très bien fini. Lorraine essayait tant bien que mal de lui donner des conseils, mais donner des conseils à quelqu'un de borner cela sert-il vraiment ? Bien qu'elle fît toujours son travail à cent pour-cent, il était toujours plus facile de traiter avec les personnes ayant un gros compte en banque, mais bon Lorraine était une femme de défis, elle pourrait peut-être faire quelque chose pour le compte bancaire de ce garçon bien qu'il ne veuille pas l'écouter. Ou non, vu l'endroit où il travaille, elle comprenait maintenant que son compte en banque était aussi vide.

Alors qu'elle sortit de sa soudaine rêverie, la brunette afficha un grand sourire de soulagement en voyant la grosse dame partir. Dire que des gens existent, la brune avait fait attention pendant toute la durée qu'elle était là à ne surtout pas la toucher, comme-ci elle pouvait avoir le choléra. Lorraine reconnut le sourire que Blackburn lui sortit, car elle était elle-même faisait le même en recevant ses clients. Elle regarda vite fait ses articles, on ne sait jamais, une bouteille de rouge, un pot de glace, du chocolat, ça faisait très post-rupture, mais il fallait bien ça à la jeune femme pour se remettre de cette journée pourrie. Elle lui servit alors son fameux sourire. « Bonjour. » Elle l'avait reconnu, mais elle voulait juste lui faire croire un petit moment de plus que non. « Est-ce que vous avez la carte fidélité? » Elle fit mine de chercher sur elle, comme-ci elle venait souvent ici, alors que jamais elle posé un talon ici auparavant. « C'est bizarre, je penser l'avoir prise, Mr Blackburn. » Son sourire s'élargit, elle était contente d'elle-même, après s'être fait railler toute la journée, elle avait bien le droit de s'amuser un peu. « Alors comme ça mon client préféré travail ici » Elle lança un regard vers tout le magasin en se tournant un peu pour admirer toute la surface. Elle avait dû le voir, dans ses relevés de compte, mais n'y avait pas vraiment fait attention, du moment qu'il y avait une rentrée d'argent, qu'importe ce qu'il faisait et puis elle n'avait pas que lui a gérer. « Je comprends mieux maintenant. » C'était un petit pique, bien sûr, mais toujours avec le sourire.