iv. Histoire
The Boy Who Runs - 14 y.o. La vraie famille, ce n'est pas celle dans laquelle on naît, c'est celle qu'on choisit. Il ne savait plus trop où il avait lu ou entendu ça. Sûrement un feuilleton moisi, un de ceux qui passaient le dimanche après-midi et que l'on regardait faute d'avoir mieux à faire de ses journées. En tout cas, l'idée lui avait tout de suite plu. S'il pouvait échanger ses vieux contre quelque chose d'autre, il était preneur. S'il pouvait échanger cette banlieue ridicule où les maisons abandonnées tombaient en ruine les unes après les autres. Cette banlieue ridicule dont le paysage trop brumeux donnait l'impression d'être dans un de ces films d'horreur peu convaincants. Rien n'allait. Des habitations désertée à la végétation envahissante. On se serait cru dans l'imagination d'un auteur ayant consommé un peu trop d'absinthe. Et c'était un travail pitoyable. Mais ses parents ne voyaient de toute évidence pas le ridicule de leur situation, deux prolétaires avec leur lot de dettes et de gosses. Alors il s'était décidé. Il avait enfourché son vélo, un sac rempli de bouffe et de quelques fringues et une guitare qu'il avait réussi à convaincre ses parents d'acheter. Il avait dévalisé sans trop de remords les cachettes où il savait pertinemment que ses parents planquaient de l'argent. Il avait pédalé pendant trois jours en dormant chaque nuit sur le bord de la route. L'endroit d'où il venait était tellement perdu qu'il ne craignait certainement pas que quiconque passe sur ces routes de campagnes. Inconscient? Peut-être un peu, mais cela ne lui avait jamais porté préjudice et encore une fois, il s'en sortait à merveille. Il pédala pendant trois jours jusqu'à arriver à semblant de ville. Puis le premier bus pour Leeds.
Et il était là. Gamin paumé, seul, à Leeds. Aucun idée d'où il allait ou de comment vivre seul. Quelques billets en poche qui ne lui permettraient pas de survivre jusqu'à la fin des temps, à peine avoir un endroit où dormir. Mais il abandonna vite l'idée de payer pour un logement et se rabattit endroits désaffectés. Parce qu'il avait l’œil pour repérer les maisons abandonnées, à croire que sa ville d'origine lui aura au moins servit à quelque chose. Il squattait, il survivait plus qu'il ne vivait, mais il rencontrait des gens. Et il s'en réjouissait. Rencontrer des gens qui n'était pas ses parents. Qui n'étaient pas ses paumés tellement installés dans leur vie qu'il ne voyaient pas le monde s'effondrer autour d'eux. Rencontrer des gens qui n'étaient pas ses voisins de toujours qui enfin prenaient conscience qu'ailleurs ne pouvait qu'être mieux. Rien ne pouvait être pire que cet endroit au bord de la mort. Si l'apocalypse devait avoir lieu, il commencerait comme ça. Les ruines et la végétation montante. L'apathie humaine et la détresse suintante par chaque pore de la peau. Et c'est au milieu des clochards qu'il rencontra un autre genre de famille que celle du sang. C'est au milieu des drogués et des squatteurs qu'il rencontra des dealeurs et des pickpockets. C'est dans ces immeubles abandonnés et en ruine mais au cœur d'une ville animée qu'il appris à se battre. A défendre au prix de sa vie ses affaires, qui se résumaient à un pauvre sac et une guitare minable.
The Teenager Who Used To Obey - 19 Y.O.Il jurait comme un charretier. On aurait presque pu croire qu'il tentait de faire la liste des insultes qu'il connaissait si ce n'était pour quelques répétitions. Il se laissait même à en inventer ou à s'essayer dans d'autres langues qu'il ne maîtrisait de toute évidence que trop peu. Il fallait bien avouer qu'il n'avait jamais trop appris de langue, il n'avait jamais trop été à l'école. A dealer avec les ritals et avec quelques bridés, les insultes s'apprenaient pourtant assez vite. Jurer était dans le milieu la façon normale de s'exprimer. Mais cette fois-ci, il ne jurait pas comme s'il parlait. Il jurait pour exprimer que ses mains menottées à la table ne pouvaient pas évacuer en s'écrasant sur la tête du connard qui l'avait envoyé là. Le coup était pourtant parfait, pensé de A à Z. Évidemment pas par lui, il était loin d'être un génie du crime. Mais les coups planifiés pas le chef ne plantaient jamais. Et il n'avait pas fait le moindre pas de travers. Un sale con l'avait foutu dedans. Il y avait une putain de balance dans leurs rangs. Et s'il le trouvait, il arracherait les cordes vocales à mains nues. La porte claqua pour laisser passer un de ces flics à l'allure des plus ridicules. Un de ces gros cons à moustache. Et les insultes dans sa bouche se transformèrent en un filet glissant entre ses dents. Le visage plongé vers la table, il suivait le flic d'un regard par en dessous. Celui finit par venir s'installer en face de puis pour taper de ses grosses paluches sur la table, comme si ça allait effrayer quelqu'un d'autre que la femme qu'il bat à la maison. Menotté ou pas, un sourire en coin vient étirer ses lèvres. Parce que les figures d'autorité, il a toujours trouvé ça un peu ridicule. Il aime se croire libre quand il a simplement sa propre autorité. S'il était vraiment libre, il ne se serait pas retrouver dans cette putain de ruelle. S'il était vraiment libre, il ne serait pas dans cette conne de salle d'interrogatoire. Croire un seul instant qu'ils lui arracheraient quoi que ce soit était selon lui la preuve que ces flics était les pires demeurés du commissariat. Quand c'était surtout la preuve qu'il était loin d'être sans dieu ni maître. Mais il avait besoin de se croire libre quand il ne l'avait jamais vraiment été si ce n'était ces quelques jours de ses quatorze ans où il avait pédalé pour fuir ses parents et sa vie minable afin de trouver une autre famille et une autre vie minable.
« Alors gamin. C'est des jolis diamants que t'as trouvé là. » Il secoue le butin sous le nez du jeune homme qui ne se départit pas de son sourire.
« Ne me fais pas croire que tu as deviné tout seul que ces mignons seraient caché là hein. Il y a bien quelqu'un qui t'as dit que les ritals devaient faire passer des diamants et ne les revendraient que le lendemain matin. » Il haussa les épaules pour toute réponse. Parce qu'il ne cracherait pas le morceau. Il ne balancerait personne. Ils avaient peut-être un sale rat dans leurs rangs mais ils n'en auraient pas deux. Il avait toujours été de ces gosses qui sont persuadés que rien ne peut leur arriver. Il avait toujours été un de ces sales gosses qui ont un ange gardien sans que personne ne comprenne pourquoi. Comme si il avait été si parfait dans une autre vie qu'il avait un karma incomparable. Mais même lui avait réussi à l'épuiser, sa réserve de bonne fortune.
« Tu sais que tu ferais mieux de me parler parce que sinon, t'en as pour... quelques années au moins. Alors que si tu nous balance ton chef, t'as dix-neuf ans, on peut toujours s'arranger pour dire que t'étais pas vraiment responsable de tout ça. Un plus vieux qui t'a manipulé, a abusé de ta confiance. » Le sourire s'effaça du visage du gamin qu'il était, parce qu'il était hors de question qu'ils tournent les choses ainsi. Il n'était pas qu'un pauvre gosse manipulé par le premier con venu. Il était bien plus que ça. Il n'était pas aussi pitoyable. Il haussa à nouveau les épaules
« Il faut croire que j'ai un don pour tomber tout seul sur des jolis diamants. » Le flic le regarda, haussa les épaules à son tour et ressortit. S'il voulait jouer au plus malin, ils le laisseraient un peu mariner. Mais qu'il marine ou non, il avait cette putain de loyauté attachée au tripes. Et s'il devait tomber, il n'emmènerait personne avec lui.
The Guy Who thought he could change - 23 y.o. Il laissait ce con lui examiner le pif, mais il ne savait pas bien pourquoi. Il aurait pu aussi bien être pété qu'il n'aurait pas pu y faire grand chose. Et l'autre finit par abandonner et le regarder en soupirant. Mais il n'allait pas lui faire le plaisir de lui demander ce qu'il y avait. Parce qu'il n'y avait rien. Il préférait se toucher le nez que d'offrir à l'autre un semblant de regard inquisiteur. La douleur était presque partie et ça avait presque totalement désenflé. Il n'avait pas besoin d'un coloc qui se prenait pour une infirmière pour savoir que son nez serait bientôt aussi parfait qu'il l'avait toujours été.
« Et toi qui disait que la vie à Chicago serait bien plus tranquille... » Toujours à jouer avec son nez, il relevait les yeux vers l'autre et son air accusateur. Air qui lui arrachait aussitôt un sourire moqueur. Ce sourire dont certains affirmait qu'il lui donnait un air de taré. Ce sourire que certains lui avaient dit qu'il serait plus cool s'il le perdait. Mais l'opinion des autres n'était pas vraiment son point de repère dans la vie. Alors oui, il était venu à Chicago pour changer de vie. Pour trouver un certain calme, loin des personnes qu'il avait trop fréquentées à Leeds. Loin de tout risque de mauvaise influence. Une vie calme. Une vie de planqué. Mais tabasser un mec à la sortie d'un bar, c'était pas vraiment le contraire d'une vie tranquille. Tabasser un con, c'était pas vraiment contraire à ses bonnes résolutions. Alors il ne pouvait pas s'empêcher de sourire à son pote, de son sourire qui en faisait parfois fuir certains. Mais son pote, ça ne lui arrache qu'un soupir dépité.
« Et tout ça pour une meuf? Sérieusement mec, t'as un problème. » Alors il se contenta de hausser les épaules. Un problème, ouais, sûrement. Ça faisait longtemps qu'on le lui répétait, qu'il avait un problème. Ça faisait longtemps qu'il avait décidé que ce n'était pas un problème si grave que ça. Le genre de problème avec lequel on vit très bien, ou du moins, avec lequel on vit.
« C'est pas comme si t'avais choisi n'importe quelle nana en plus quoi, t'as pris la tarée du coin. » Un haussement d'épaule pour toute réponse.
« J'aime bien les nanas qui me font peur. » Et voilà qu'à l'air désespéré de son pote vient se substituer un air moqueur.
« Quoi? T'aime les "femmes fortes". » Et encore une fois, il haussait les épaules comme si c'était la seule façon dont il savait répondre. Comme si à force de trop vivre il était devenu blasé de la vie elle-même. Comme s'il n'avait jamais quitté cette adolescence désillusionnée. Comme s'il était toujours le sale gosse qu'il avait appris à être à Leeds, incapable de grandir. Un faux Peter Pan, dealer et colérique. Il haussait ses épaules, le Peter Pan dégueulasse, mais ça ne l'empêchait pas d'avoir un petit sourire un peu trop léger sur les lèvres. Comme si parler de cette nana tarée lui faisait du bien.
« Forte ou pas, je m'en tape hein. J'ai dit qui me font peur. Et ça peut être carrément flippant une nana fragile. Tu sais, le genre qui te regarde avec des grands yeux... » Et son pote lui répondit par un rire un peu trop gras pour lui. S'il ne comprenait pas, ce n'était pas son problème. S'il comprenait pas qu'une fille c'était terrifiant parfois, et bien c'était juste dommage pour lui, mais il n'était certainement pas là pour lui faire la leçon. Alors il se contenta d'allumer une clope, la caler au coin de ses lèvres, et passer encore un doigt sur l'arête de son nez pour vérifier qu'elle était toujours à la bonne place.
« En tout cas, j'espère que tu t'es pas trop attaché hein... » Alors que son briquet venait de s'enflammer, il leva les yeux vers l'autre gus qui était bien trop bavard pour jouer à l'infirmière.
« Bah... Tu sais que tu pourras plus la voir quand même. » Et face à son silence, l'autre finit par se rendre compte que non, il n'était pas au courant.
« Tu sais que tu ne peux pas rester ici mec. Tu l'as envoyé à l'hôpital quand même. » Et il tirait sur sa clope comme si ce n'était pas vraiment son problème. Pas qu'il fut réellement totalement désintéressé. Il savait qu'il devait régler ses légers problèmes d'agressivité. Il ne pouvait décidément pas envoyer à l'hôpital tous ceux qui l'emmerdait juste parce qu'il était incapable de s'arrêter une fois qu'il avait commencé à frapper. Mais qu'un mec finisse à l'hôpital n'était certainement pas son soucis le plus important. Et il aimait vraiment trop la gueule de cet idiot qui se prenait un peu trop la tête avec cette histoire. Son air ahuri face à son manque de remords.
« Il a pas juste fini à l'hosto, mec, ils ont dit que c'était pas sûr qu'il s'en sorte. Faut que tu te barres. Tu peux pas rester à Chicago comme si de rien... » Et ça finit par lui arracher un soupir un brin emmerdé.
« Putain, j'ai rien fait. J'lai pas tué quoi... » Le déni un peu aveugle, c'est son truc.
« Bah... Presque. » Et il soupirait à nouveau. Il s'était barré de Leeds avec plein d'espoirs. Avec plein de bonnes résolutions. Et voilà où ça le menait. A Chicago où un abruti n'était pas capable de survivre à quelques coups. A Chicago d'où il allait devoir partir. Encore.
The Dude Who Doesn't Care anymore- 27 Y.O.Leeds. Ses rues trop peuplées, ses immeubles qui se voulaient faussement authentiques pour faire venir les touristes, ses coins sombres où les petits trafiquants et les junkies trouvaient leur bonheur, son ciel trop gris qui aurait fait fuir n'importe quel être doué de raison. Mais il savait bien que lui, la raison, c'était pas sa spécialité. Loin de là. Et c'était bien pour ça qu'après quelques années de fuite il avait fini par revenir. Revenir, tourner encore dans les mêmes rues, comme si les trajets étaient gravés dans ses os, comme si les odeurs étaient imprimées dans son sang, comme si la ville elle même courrait dans ses veines. Comme s'il n'avait pas vraiment d'autre choix que de vivre dans cette ville qu'il avait autant adoré qu'il l'avait détestée. La pollution et le ciel gris étaient entrés par chaque pore de sa peau jusqu'à ce qu'il en soit dégouté. Dégouté à vie. Jusqu'à ce que la prison vienne le prendre de plein fouet, lui niquer les ailes, lui pourrir son envie de vivre là. Tout ça pour quelques diamants de merde. Tout ça pour un prétendu casse de l'année. Un coup pour la gloire, quand le gamin qu'il était n'avait pas grand chose à faire de la renommée. Il avait déjà retenu à l'époque que pour réussir dans le milieu, l'idéal est que personne ne connaisse votre nom. Et à sa sortie de prison, il avait décidé d'appliquer le principe à la lettre. Il avait profité de quelques anciennes relations pour se faire un nouveau nom. Quelques identités pour s'assurer la paix. La paix, c'était tout ce qu'il avait voulu à l'époque. Et c'était encore son seul souhait. La paix. Mais il était de ce genre de gars incapable d'être tranquille. Il attirait les emmerdes. Il les créait quand il n'arrivait pas à contrôler ses pulsions un peu trop violente. Il les aimantait quand un pauvre gars le reconnaissait et lui proposait une magouille facile pour se faire un peu d'argent. Il avait fuis Leeds pour avoir la paix, mais il n'avait pas été capable de s'y tenir. Il était revenu à Leeds pour qu'on arrête de l'emmerder, mais c'était peine perdue. Même ceux qui le connaissaient à qui il avait demandé de ne plus le caser dans leurs plans tordus finissaient par revenir frapper à sa porte. Il avait toujours eu les doigts en or. Il était ravi qu'on le lui rappelle quand il s'agissait de se faire un bœuf, mais ses connaissances préféraient lui parler de ses doigts de magicien quand ils avaient une serrure un peu difficile à faire sauter.
« Tu sais bien que rien ne te résiste D., ni les nana, ni les coffres-forts. » Il balança son paquet de clopes vide à la gueule de l'autre dégénéré qui croyait qu'il pouvait l'amadouer avec des compliments aussi merdiques.
« Putain, vous comprenez vraiment pas quand on vous dit qu'on veut pas voir vos sales gueules. » L'autre lui sourit avec un amusement certain. Il savait bien que peu de gens l'envoyait chier de la façon dont il se le permettait. Il n'avait plus franchement peur de ses anciens chefs. Un peu d'inconscience sûrement, mais aussi les quelques années au trou qu'il avait passées sans ouvrir sa gueule à un seul moment. Et le fait qu'au final, il finissait toujours par filer le coup de main qu'on lui réclamait. Mais si l'autre se foutait de sa gueule avec une certaine tendresse, il savait bien que ça n'allait pas durer. Il allait encore finir par lui faire une scène. Comme la dernière fois. Mais il s'en foutait. Ça finirait exactement comme la dernière fois.
« Marre-toi, mais t'aurais mieux fait de former un nouveau petit con, parce que l'abruti que t'as devant toi va pas rester à Leeds jusqu'à la fin de ses jours. Loin de là. » Et le visage de son interlocuteur se figea aussi vite. Parler de départ quand on était son perce-coffre le plus efficace ne lui plaisait pas. Et à la question muette qui lui était posée, il se contenta de hausser les épaules. Oui, il se barrait. Et oui, il s'en foutait.
« Je m'occuperais de ton putain de coffre ce soir, mais tu peux toujours te brosser pour le prochain. » Et il avait envie de rigoler quand il imaginait le prochain locataire. Il ne doutait pas que pendant encore un mois ou deux, il subirai les visites trop fréquentes de ses collègues un peu trop envahissants. Jusqu'à ce qu'il finissent par enregistrer qu'il avait décollé.
The Man Who Plays - 30 y.o.Il ne savait pas bien pourquoi il avait découpé cette putain d'annonce dans le journal, mais il l'avait scotchée sur son frigo. Comme si c'était un truc important. Comme si c'était un rendez-vous qu'il n'avait pas le droit de louper. Mais il n'y avait jamais rien eu de tel dans sa vie. Les rendez-vous, il les loupait plus que souvent. Le premier qui avait réussi à lui imposer un rythme décent et régulier, c'était ce nouveau psy. S'il voulait vraiment la paix, il fallait qu'il fasse un minimum d'effort. Et le minimum c'était de se débarrasser de ses problèmes de violence. C'était le terme que le psy avait décidé d'utiliser "problèmes de violence". Après tout, un euphémisme n'avait jamais fait de mal à personne. Du moins, de ce qu'il savait. Et il lui avait calmement expliqué que s'il voulait enfin maîtriser ses nerfs, il fallait peut-être qu'il commence par maîtriser son emploi du temps. Maîtriser sa vie. Prendre contrôle, petit à petit, sur ce qu'il faisait, sur ce qu'il était. Alors il maîtrisait au moins ça. Un rendez-vous par semaine, à un horaire précis. Ni en retard, ni en avance. Juste là quand il fallait. Il maîtrisait au moins ça. Lui qui avait toujours vécu chaque instant comme si c'était le dernier, qui avait toujours voyagé au gré de ses envies, qui s'était toujours fourré dans toutes les emmerdes qui lui passaient sous le nez. Lui qui avait toujours été le même petit con irresponsable. Accepter de passer à l'âge adulte, ou un truc comme ça. Accepter qu'il peut refuser les règles des autres tout en se fixant des limites. Ses limites. Son emploi du temps. Ses principes. Une vie droite, une vie sérieuse.
Et il sortait de ce cinquième rendez-vous avec le psy avec un autre rendez-vous pour lequel il serait à l'heure. Il sortait d'un cinquième rendez-vous avec le psy qui lui avait affirmé qu'il irait mieux quand il aura appris à écouter les autres. Écouter les autres et se concentrer sur quelque chose d'autre que lui même, ses émotions, ses envies, sa rage. Il sortait d'un cinquième rendez-vous avec en poche suffisamment d'argent pour se racheter une bonne guitare. La dernière en date avait trop vécu. Elle resterait dans un coin de son appart, comme les autres. Comme toutes celles qui n'était pas trop défoncées et avaient évité la poubelle. Et il filait dans les rues jusqu'au magasin qu'il avait repéré. Celui avec plein d'instruments en vitrine. Celui devant lequel il était resté planté pendant une bonne demi-heure le vendredi d'avant. Et il en ressortit plus rapidement que prévu avec une guitare sur le dos. L'adresse de l'annonce était gravée dans sa tête, il avait ce genre de mémoire. Alors il y allait. Parce qu'il pouvait peut-être faire mieux que de n'avoir qu'un rendez-vous régulier. Peut-être en avoir deux. Peut-être accepter que sa vie ne soit pas que de l'improvisation. Peut-être prévoir des choses et s'y tenir. Mais pour le moment, il n'en était pas encore à prévoir trop de nouveaux rendez-vous. Juste se rendre à une audition, sa guitare toute neuve bringuebalante sur son dos. Se rendre à l'audition alors qu'il ruminait les conseils du psy, comme il avait l'habitude de faire. Parce qu'il voulait vraiment se donner les moyens d'aller mieux et de ne plus replonger. Et il entra à l'adresse sans trop faire attention à ce qui l'entourait. Se poser là, face au gens qui devaient être là pour l'écouter. Sortir sa guitare sans un mot, sans même un sourire. Après tout, on lui avait dit qu'il faisait peur, et il ne voudrait pas les effrayer. Il jouait le premier truc qui lui passait par la tête, un vieux truc de Hendrix parce qu'il ne pouvait pas trouver meilleur guitariste. Il jouait son bout de morceau, concentré, sans vraiment lever les yeux vers eux. Et puis il gribouillait son numéro sur une feuille de papier qu'il leur laissait. Sans un mot. Avant de repartir comme il était venu. Comme un voleur. Comme un voleur qui jouait vachement bien de la guitare.